Crise de l’eau : il faut déclarer l’état d’urgence et mettre en place un plan de gestion de crise (Raoudha Gafrej)

    Face à la crise de l’eau que traverse le pays, le gouvernement devrait déclarer l’état d’urgence et mettre en place un plan de gestion de crise, estime Raoudha Gafrej, universitaire et experte en gestion des ressources en eau, dans une interview accordée à l’agence TAP.
    Elle a également, mis en garde contre les pertes en eau considérables, enregistrées au niveau des ouvrages et des réseaux hydrauliques.
    Une campagne de rationalisation de la consommation de l’eau a été lancée par le ministère de l’agriculture, des ressources hydrauliques et de la pêche, la situation est-elle grave à ce point?
    La situation hydrique du pays est alarmante avec des stocks dans les barrages inférieurs de 41%, à la moyenne sur la même période et ce malgré l’augmentation des apports en eau de 21%, à 823 Millions de mètres cubes (Mm3) de Septembre 2016, à 28 Juillet 2017, par rapport à la même période 2015-2016.
    Ce constat s’explique par les pertes enregistrées au niveau des ouvrages hydrauliques. Le barrage Sidi El Barrak, dont le stock en eau n’est que de 199 Mm3, au 28 juillet 2017, a perdu à lui seul, 94 Mm3 entre le 1er septembre 2016 et fin juillet courant, à cause de l’évaporation et du débordement de l’eau observé en hiver, au niveau de ce barrage. Le même constat est à signaler au niveau des autres barrages.
    La mauvaise gouvernance de l’eau est claire, surtout que la situation ne s’est pas améliorée malgré l’entrée en service de trois barrages (Zarga, Zayatine et Gamoum), qui totalisent un stock de 58 Mm3 dont les volumes ne sont pas totalement exploités (seulement 11 Mm3 ont été transférés depuis Zayatine vers Sejnane).
    La situation est d’autant plus précaire, que le coût du transfert de l’eau, depuis Sidi El Barrak jusqu(à Sejnene, s’élève à environ 97 millimes le m3 alors que la Société d’exploitation du canal et des adductions des eaux du Nord (SECADENORD) vend l’eau à la SONEDE, à 50 millimes le m3. De fait, le prix de l’eau aussi bien brute qu’au niveau de la SONEDE, demeure largement en-dessous du prix de revient.
    Il faut également, rappeler l’exploitation incontrôlée des eaux souterraines avec une surexploitation dépassant les 400% au niveau de certaines nappes (Kasserine, Kairouan, Sidi Bouzid, etc.), où des forages illicites sont creusés tous les jours.
    A l’instar du ministère des affaires locales et de l’environnement qui a mis en place la police de l’environnement, celui de l’agriculture devrait mettre en place la police de l’eau, qui n’existe toujours pas alors que sa création était prévue dans le code des eaux de 1975.
    Les stations de dessalement programmées sont-elles capables de résoudre le problème ?
    La station de dessalement de Djerba n’entrera en service que d’ici quelques mois et les nouvelles stations (Sfax, Sousse, Zarrat et Kerkennah) ne seront fonctionnelles que d’ici 3 années, au moins. Sachant aussi, que nous perdons en terme de stockage dans les barrages, environ 23 Mm3 par an, alors que l’évaporation de l’eau ne cesse de croître, dépassant les 12% des volumes disponibles dans les barrages, il y a lieu de se demander comment allons nous survivre durant les trois prochaines années?.
    Les pertes au niveau des réseaux d’eau potable de la SONEDE et dans les périmètres irrigués qui dépassent les 50% et s’aggravent d’une année à l’autre, à cause de la vétusté des réseaux et du manque d’entretien et de réhabilitation, est une raison suffisante pour déclencher la sonnette d’alarme. L’économie d’eau au robinet est une solution mais elle est dérisoire face aux pertes enregistrées dans les réseaux pour acheminer l’eau vers le consommateur.
    De notre point de vue d’expert, l’infrastructure de l’eau en Tunisie, ne permet pas une exploitation rationnelle et optimale de l’eau existante. Toute production supplémentaire ne fait qu’alourdir le déficit financier des institutions en charge de l’eau sans aucune amélioration du service de l’eau qui va se dégrader davantage.
    Quelles solutions proposez-vous face à cette situation ?
    La situation hydrique ainsi qu’alimentaire exige que l’on déclare l’état d’urgence et mette en place un plan de gestion de crise. Il est inconcevable que les décideurs continuent de justifier les investissements de dessalement comme étant des solutions à la crise, ce qui n’est pas du tout le cas à mon avis.
    Face à cette situation, il faut d’abord faire valoir la transparence pour expliquer aux tunisiens que la situation est très grave. Il faudra également, mobiliser les gouverneurs dans la lutte contre les infractions sur le domaine public hydrique, en appliquant la loi, en sanctionnant toute personne qui creuse des forages illicites, qui pompe l’eau de façon illicite au niveau des oueds, qui utilise des eaux usées pour l’agriculture…Il faut même, interdire d’irriguer les espaces privés (jardins…) avec l’eau de la SONEDE…
    Sur le plan stratégique, il faut revoir et mettre en place une véritable politique agricole basée sur la valorisation des eaux pluviales, arrêter la création des périmètres irrigués, fermer carrément certains périmètres irrigués, réhabiliter l’infrastructure des autres périmètres irrigués que l’on souhaite sauvegarder, revoir et mettre en place rapidement une tarification adéquate de l’eau potable et de l’eau d’irrigation, réhabiliter le réseau de la SONEDE et les réseaux d’eau gérés par les GDA (groupements de développement agricole ).
    Il faudra également, revoir les contrats de concession pour la production de l’eau minérale car il est inadmissible qu’une population soit privée d’eau, alors qu’elle se trouve à quelques kilomètres d’un forage d’une concession de production d’eau minérale. Aussi, la gestion de l’eau doit absolument sortir de la tutelle du ministère de l’agriculture car il ne peut pas être à la fois juge et partie.
    Un scénario à l’italienne ou l’alimentation en eau est limitée à 8 heures par jour, est-il à craindre en Tunisie ?
    La SONEDE ne peut pas couper l’eau de cette façon ordonnée, car l’architecture de l’infrastructure, les équipements, les modes d’alimentation ne lui permettent pas de faire des coupures structurées. Ce n’est donc pas faute de volonté, mais c’est le réseau de la SONEDE qui ne peut pas accepter une telle gymnastique.
    IG-BES