La nouvelle loi sur l’investissement entre l’optimisme des uns et les réserves des autres (témoignages)

    Si les professionnels, spécialistes et acteurs économiques présents lors du forum sur le nouveau cadre juridique de l’investissement en Tunisie, organisé, samedi, à Tunis, par la Présidence du Gouvernement et le ministère du Développement, de l’Investissement et de la Coopération Internationale, étaient unanimes sur le fait que l’entrée en vigueur de cette loi constitue une avancée importante sur la voie de la relance de l’investissement, certains y ont repéré des aspects qui gagneraient à être révisés ou améliorés. Dans ce qui suit, des témoignages recueillis par l’agence TAP en marge de cette conférence.
    Pour l’ancien ministre du développement, de l’investissement et de la coopération internationale, Yassine Brahim, l’entrée en vigueur de cette loi constitue un couronnement d’un processus auquel, lui et son équipe, ont largement contribué.  » C’est une loi qu’on a tant attendue et qui va à mon avis impacter le rythme des investissements dans le pays, étant donné qu’elle s’attaque clairement à la bureaucratie en réduisant les délais et en facilitant les procédures liées à l’acte d’investir, sachant que plus les investissements se font rapidement, plus les emplois sont rapidement créés et c’est là un objectif principal de ce nouveau dispositif  » a-t-il précisé, ajoutant  » qu’avec toutes les améliorations qui ont pu être apportées à cette loi, durant tout le processus de son élaboration, je pense que nous avons au final un texte qui tient bien la route « .
    Khalil Laabidi, directeur général de la FIPA, estime que  » la nouvelle loi consacre le principe d’ouverture sur l’investissement en libérant l’accès au marché. Elle consacre, en plus, la libéralisation de la Bourse, et c’est un point sur lequel on ne parle pas beaucoup malgré son importance. La bourse était partiellement libre auparavant. Il y avait certaines activités de services non-totalement exportatrices qui étaient soumises à autorisation lorsque la participation étrangère dépasse 50%. Aujourd’hui, toute participation dans la bourse est devenue libre et cela va dynamiser la place financière tunisienne. D’un autre côté, il y a, dans la nouvelle loi, une rationalisation des avantages fiscaux et une orientation de ces avantages vers les objectifs globaux de l’économie nationale (montée en valeur ajoutée, emploi qualifié…,outre l’accent mis en matière d’incitations financières sur la préservation de l’environnement et le développement durable « .
    Des points à améliorer il y aura toujours, selon le directeur général de la FIPA, qui souligne  » qu’il s’agit d’un travail humain qui devrait être amélioré continuellement dans le sens de simplifier davantage, de diminuer davantage la liste des autorisations et d’unifier, dans une prochaine étape, toutes les instances et structures relatives à l’investissement « .
    Pour le vice-président de l’UTICA, Hichem Elloumi,  » la nouvelle loi est globalement acceptable, après toutes les améliorations qui y ont été apportées, même si certains aspects liés essentiellement aux décrets d’application pourraient être améliorés « .
    Toujours selon lui  » les principales avancées que cette loi a apporté concernent principalement la facilitation d’accès au marché, la liberté et les garanties données aux investisseurs, la gouvernance des investissements. Cependant, malgré son importance, ladite loi est insuffisante, à elle seule, pour relancer l’investissement dans le pays. Ce dont les investisseurs ont le plus besoin, c’est de stabilité, aussi bien sécuritaire que politique, sociale et surtout fiscale « .
    Elloumi a, par ailleurs, insisté sur  » l’importance de respecter la loi en question. Cela ne sert à rien d’éditer des lois pour ne pas les respecter au final « .
    Pour sa part, Habib Karaouli, président de la Banque d’Affaires de Tunisie estime  » qu’il était temps de promulguer cette loi parce qu’on a mis trop de temps pour le faire ce qui a généré involontairement, un climat d’attentisme des investisseurs, qui attendaient légitimement les contours de la nouvelle loi pour savoir comment se positionner. Le fait qu’elle soit promulguée et qu’il y ait également les textes d’application est un signe positif « .
    Et de poursuivre « le deuxième point positif c’est la simplification des procédures. Bien entendu, on aurait souhaité qu’on aille beaucoup plus loin dans cette simplification en mettant en place une espèce de charte, réduite à quelques articles avec une liste négative des activités qui n’ont pas accès aux avantages et aux primes d’investissement. Cela sera peut-être l’objet d’une nouvelle étape dans un horizon prochain. L’autre aspect important c’est l’amélioration de la gouvernance des investissements et la visibilité qu’apportent la mise en place d’un Conseil supérieur de l’investissement, la création de l’instance supérieure de l’investissement et la mise en place de fonds globaux qui peuvent donner lieu à la création de fonds régionaux et de fonds sectoriels pour accompagner les investisseurs « .
    Toutefois, Karaouli pense  » qu’il y a un ensemble de points sur lesquels on aurait pu aller plus loin. En effet, cette nouvelle loi ne prend pas en compte la problématique de restructuration des entreprises en Tunisie et elle n’offre plus d’avantages fiscaux aux opérations de restructuration. Cela me semble être décalé avec la réalité puisque la crise a fragilisé des centaines d’entreprises, et par conséquent il aurait été profitable de garder ces avantages pour permettre aux investisseurs institutionnels (fonds d’investissements, capital-risqueurs, banques…) de pouvoir accompagner la restructuration de ces entreprises « .
    L’autre limite de la nouvelle loi, selon Karaouli,  » c’est l’exclusion d’un certain nombre d’activités des bénéfices et des avantages, bien qu’elles opèrent dans des zones de développement régional considérées comme prioritaires « .  » Ce qui manque, selon lui de cohérence car dans une zone prioritaire, il y a pas d’activités qui sont sujettes à moins de vulnérabilité que d’autres « .
    Karaouli pense, par ailleurs, que  » puisqu’on parle de projets d’intérêt national et de projets structurants, il faut faire en sorte qu’on identifie le plus vite possible ces projets et qu’on puisse être à même d’en identifier au moins un par gouvernorat pour que ça sert d’exemple et pour qu’on puisse faire un prototypage pour voir ce qui a marché, ce qui a moins marché et ce qui n’a pas du tout marché, de manière à développer l’intelligence nécessaire et à la décliner sur le reste des projets « .
    De son côté, Abdelmajid Zar, président de l’Union Tunisienne de l’Agriculture et de la Pêche (UTAP), a considéré que « l’entrée en application de cette loi constitue une avancée positive sur le chemin de la relance des investissements. Cette loi est d’autant plus importante qu’elle accorde un intérêt particulier au secteur agricole. Cependant, quelques craintes persistent quant à la manière dont cette loi pourrait être appliquée et aux lenteurs qui pourraient entacher sa mise en application, et c’est la raison pour laquelle nous pensons qu’elle devrait être complétée par un guide de procédures qui identifie et clarifie son mode d’application « .
    Adel Grar, Président-Directeur Général d’Al Karama Holding, pense quant à lui que  » ce nouveau cadre légal est beaucoup plus ouvert, beaucoup plus flexible et qu’il part d’un principe général que l’investissement est libre et que l’exception devrait être limitée. On ne parle plus de liste d’activités autorisés mais plutôt de liste négative. Cette nouvelle loi amène une nouvelle philosophie d’ouverture et cela permet de regagner la confiance des investisseurs nationaux et étrangers, entre lesquels il n’y aura plus de ségrégation désormais « .
    Toujours selon lui,  » l’autre avancée de ce nouveau cadre c’est qu’il concerne aussi bien les investissements directs que les investissements indirects appelés également investissements de portefeuille, qui sont pris en considération pour la première fois. Et qui dit investissement de portefeuille dit un passage par le marché financier en général et par la bourse en particulier « .
    Pour Lotfi Abdennadher, investisseur,  » les incitations, les facilitations, les avantages sont tous les bienvenus mais encore faut-il qu’ils soient bien appliqués, loin des lenteurs et des complications auxquelles les investisseurs sont souvent confrontés « .
    Foued Lakhoua, Président de la CTFCI (Chambre Tuniso-Française de Commerce et d’Industrie), pense, pour sa part, que  » la nouvelle loi a le mérite de la simplicité au niveau des procédures et des délais. L’égalité entre l’investisseur étranger et l’investisseur national c’est également un point à saluer. Mais cette loi est loin d’être suffisante. Il faudrait que nous ayons avec cette loi, tout un arsenal réglementaire pour réformer l’administration, les mécanismes de financement… Pour que cette loi réussisse, il faudrait également une accalmie de la situation sociale. Il faut en finir avec les grèves sauvages et démesurées « .
    Etant en contact permanent avec les investisseurs étrangers, notamment les français, Lakhoua a aussi souligné que  » la suppression de l’exonération pour les réinvestissements constitue une inquiétude majeure pour ces investisseurs. Les entreprisses françaises installées en Tunisie réinvestissent, généralement, 85% de leurs revenus en Tunisie et avec la disparition de cette disposition, il faut s’attendre à ce qu’elles, exportent désormais, la totalité de leurs bénéfices « .
    L’expert-comptable Walid Ben Salah est surtout revenu sur ce qu’il a considéré comme aspects négatifs de la nouvelle loi. Il a ainsi regretté  » le fait qu’on n’ pas élaboré un code unique aux investissements et qu’on a préservé un certain éparpillement des textes (loi sur l’investissement, loi sur les avantages fiscaux…) « .
    L’expert-comptable a en outre estimé que  » l’orientation retenue de privilégier les incitations financières sous forme de primes d’investissements pose un problème quant à la capacité de l’Etat de financer ces primes, surtout que les taux des primes sont assez élevés et qu’il y a eu plutôt définition de fourchette que de pourcentage, ce qui ouvre la voie à des appréciations et des arbitrages plus ou moins subjectifs « .
    L’autre problème qu’évoque Ben Salah  » c’est la suppression des dégrèvements physiques qui étaient pendant plusieurs décennies le premier moteur d’investissement « .
     » Au niveau de l’export, on a aussi gardé l’imposition de 10%, alors qu’il aurait été plus judicieux d’accorder une exonération au moins pour les cinq premières années. L’export indirect a aussi été révisé pour ne garder que les ventes de biens entrants qui constituent des composantes directes dans le produit à exporter. Il s’agit là d’un autre sujet à interprétation car je ne pense pas que l’administration est assez outillée pour abriter là-dessus. Pire, cette restriction imposée à l’export indirect va se répercuter sur les coûts et partant, affecter la compétitivité de nos produits à l’export  » fustige-il encore.
    L’autre problème cité par l’expert-comptable  » concerne l’obligation retenue de fournir une attestation d’entrée effective en exploitation comme condition pour le dégrèvement financier au niveau de l’export surtout. Cette disposition n’était pas appliquée auparavant et elle va poser un réel problème car on ne peut pas attendre, 2 ou 3 ans, le temps d’entrée en exploitation du projet, pour se voir octroyer un certain avantage  »
    Ben Salah pense, en outre  » que des complications peuvent surgir également au niveau de l’application de cette loi pour cette première année 2017 étant donné qu’il y aura un chevauchement entre le premier trimestre régi par l’ancien code et le reste de l’année où la nouvelle loi sera appliquée « .
    Contactés, certains investisseurs étrangers, on préféré attendre l’entrée effective en application de cette nouvelle loi avant de se prononcer à son propos. Préférant garder l’anonymat, leurs propos oscillaient entre optimisme mesuré et grande prudence.